Eirick Prairat, Université de Lorraine

Hannah Arendt (1906-1975) est une figure majeure de la philosophie politique contemporaine. À ce titre, ses travaux sur la question totalitaire ont eu un écho considérable. « Penser sans entraves » ayant été l’un de ses credos, elle s’est bien entendu penchée sur les missions de l’école et la formation des citoyens. Sa réflexion à ce sujet, présentée dans La crise de la culture, rencontre un certain nombre de débats actuels et mérite d’être relue.

Nous faisons fausse route sur l’école pour trois grandes raisons, estime-t-elle. La première est de croire qu’il existe un monde des enfants et « qu’on doit dans la mesure du possible ·le laisser se gouverner (lui-même). » À penser l’enfance comme une communauté, distincte et opposée à celle des adultes, les modernes en viennent à perdre le sens du travail éducatif qui est toujours attention à un sujet singulier inscrit dans un devenir singulier.

La deuxième raison est un constat : « sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. » Primauté de la forme sur le fond, de la modalité sur le contenu, l’école moderne oublierait l’essentiel : les savoirs. Arendt regrette que ces nouvelles méthodes aient été adoptées si rapidement et « de façon si servile et si peu critique. »

Mais ce n’est pas tout. Il y aurait dans la posture de certains novateurs un refus de l’effort, pire, une sorte de profession de foi anti-intellectualiste, telle est la troisième grande raison pour laquelle nous ferions fausse route. L’étude s’abîme en devenant expérimentation, manipulation ou encore fabrication. Or c’est bien ce que recommandent nombre de novateurs : « On ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer autant que possible, le faire à l’apprendre. » C’est plus précisément la figure du philosophe américain John Dewey, promoteur du fameux « learning by doing » qui est ici visée.

Le lieu où l’on présente le monde

Là où il y a communauté humaine, il y a monde ; là où il y a monde, il y a communauté humaine. « Le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non (de) leur inculquer (un) art de vivre. » Le monde est l’ensemble des productions, des objets et des créations humaines. Ce sont aussi les discours et les pensées qui se nouent autour de ces objets « fabriqués de main d’homme ».

Si l’école est ce lieu où l’on présente le monde aux enfants, c’est qu’elle est un lieu intermédiaire « qui s’intercale entre le monde et le domaine privé qui constitue le foyer. » Elle prépare et organise le passage car on ne s’autorise jamais seul à être contemporain du monde. En ce sens, le professeur est toujours un médiateur entre le passé et le présent, entre la maisonnée (la « domus ») et le monde. D’où le titre original de son ouvrage consacré à l’école et à la culture Between past and future (Entre passé et futur), étonnamment rebaptisé dans sa version française : La crise de la culture.

« Il me semble, écrit encore Hannah Arendt, que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation. » Car il faut bien comprendre que l’on enseigne toujours un monde déjà passé : « Au fond, on n’éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d’en sortir, car c’est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. ». Mais ne soyons pas inquiets car les « nouveaux venus » ont précisément la capacité à introduire de la nouveauté. Son maître Heidegger se trompe. Les hommes « ne sont pas nés pour mourir mais pour innover. »

Citéphilo 2020 – Hannah Arendt, crise de l’autorité, crise de la transmission (novembre 2020).

Mais ils ne peuvent innover que parce qu’ils héritent d’un monde plus vieux qu’eux. « C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux […]. » Le futur ne s’enseigne pas, il s’invente en direct tout comme le chemin se dessine en cheminant.

Et pourtant, on ne compte plus les prédicateurs, les devins et autres prophètes. Mais ces charlatans de l’avenir vendent toujours des futurs tout faits. Les prophètes, comme le disait déjà Spinoza, ne pensent pas mieux, ils imaginent « avec plus de vivacité ». Arendt aurait assurément souscrit. Mais surtout rien de pire, pour elle, que de se servir de la jeunesse pour promouvoir le monde dont on rêve. C’est bien ce que font les régimes totalitaires : asservir la jeunesse pour contrôler son avenir. Par bonheur, celui-ci leur échappe toujours.

Un lieu « prépolitique »

Ce lieu où le monde est expliqué, Arendt le qualifie de « prépolitique ». C’est un lieu qui précède, prépare et initie. Un lieu propédeutique en somme. C’est aussi un lieu marqué par des relations dissymétriques. Ne disons pas « inégalitaires » mais « dissymétriques » car ce dénivelé est de nature anthropologique. La relation éducative appelle donc de manière légitime l’exercice d’une forme d’autorité qui est, comme le disait Théodor Mommsen, « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre ».

Mais notons bien que ce qui fonde l’autorité du professeur n’est pas seulement lié à son savoir et à son expertise mais aussi au fait qu’il est un témoin du monde. « Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité.

La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant « voici notre monde ». »

Pas d’éducation sans autorité. L’abandonner serait s’en remettre à la coercition ou à la manipulation. Mais quelle forme doit-elle prendre dans des sociétés, comme les nôtres, gagnées par « la passion de l’égalité » selon la fameuse formule de Tocqueville ? Voilà une question brûlante qu’Arendt nous donne à méditer.

Une institution protectrice

Si l’école est une institution publique, c’est-à-dire ouverte à toutes et à tous et placée sous la tutelle de l’État, elle n’en est pas pour autant un lieu public. Certes, un lieu public est toujours partageable, mais il est aussi cet espace redoutable où tout peut être vu et entendu, de toutes et de tous. Il faut protéger l’enfant contre « la lumière impitoyable du domaine public », car il est non seulement un nouveau venu mais il est aussi un sujet fragile en devenir.

Hannah Arendt ne manque pas de soulever la contradiction des modernes qui, d’une part, déclinent toujours plus finement la spécificité de l’enfance et qui, d’autre part, ne cessent de vouloir ouvrir l’école sur la vie des adultes. « Comment a-t-on pu exposer l’enfant à ce qui plus que tout autre chose caractérise le monde adulte, c’est-à-dire à la vie publique, alors que l’on venait de s’apercevoir que l’erreur de toutes les anciennes méthodes avait été de considérer l’enfant comme un petit adulte ? » Il faut ouvrir l’école sur le monde bien évidemment, et non sur la vie.

L’école doit aussi protéger le monde. Car qui n’a pas découvert et compris la valeur des créations qui peuplent le monde peut détruire les Bouddhas de Bamiyan, brûler Van Gogh et Picasso ou encore détruire à coup de mortier la sublime cité de Palmyre. Qui n’est pas passé à l’école peut se comporter comme ces sauvages de Louisiane dont parle Montesquieu : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit. »

Double protection donc, et de l’enfant et du monde. « L’enfant a besoin d’être tout particulièrement protégé et soigné pour éviter que le monde puisse le détruire. Mais ce monde a aussi besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération ». Protéger n’est jamais un vain mot dans la bouche d’Hannah Arendt.The Conversation

Eirick Prairat, Professeur de Philosophie de l’éducation, membre de l’Institut universitaire de France (IUF), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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