Pour Richard-Emmanuel Eastes - Chercheur associé au Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel (Suisse) - Chercheur associé au Laboratoire de didactique et d’épistémologie des sciences, Université de Genève - même (surtout ?) à l’Université, bien enseigner… ça s’apprend !

 

« Bien enseigner » une discipline, c’est faire la preuve d’excellentes compétences scientifiques doublées de la maîtrise d’un difficile et noble métier : celui d’accompagnateur des apprentissages. Or la tâche de l’enseignant universitaire se complique avec l’accroissement de l’écart cognitif entre des générations qui n’ont plus du tout le même rapport au savoir, à l’effort, à l’autorité, voire au sens à donner aux apprentissages proposés. De quoi rendre toujours plus pressant le besoin de développer le domaine de la pédagogie universitaire.

Même à l’université, comme nous l’évoquions dans une récente chronique, on doit s’attendre à voir sous peu l’indocilité des nouvelles générations d’étudiants avoir la peau de la vision naïve selon laquelle il suffit de bien connaître son sujet pour être un bon enseignant. Car l’excellent professeur, s’il doit savoir maîtriser son sujet et l’exposer clairement, doit également comprendre les modes d’apprentissage de ses interlocuteurs, identifier leurs besoins et dans une certaine mesure leurs attentes, éviter de les comparer à l’étudiant (évidemment pas représentatif) qu’il était lui-même, se familiariser avec leurs manières de travailler, de voir le monde, d’organiser leur temps, de distribuer de la légitimité à telle ou telle personne, à tel ou tel propos. Autant d’éléments très certainement moins statiques qu’au siècle dernier. Examinons-en les raisons.

La concurrence des écrans

Il est un fait que tout professeur d’université doit désormais composer avec (voire lutter contre) la concurrence rude des écrans par lesquels peuvent transiter, en quelques secondes, tous les points de vue du monde sur un sujet donné. Il doit savoir comment faire avec (ou contre) des sites collaboratifs tels que Wikipedia, aussi bien au moment de ses cours que lors des évaluations auxquelles il soumet ses étudiants. Il doit pouvoir vivre avec le fait que d’excellents professeurs, employés par des universités prestigieuses, ont mis en ligne depuis l’autre côté de l’Atlantique (mais parfois dans sa propre institution) des cours passionnants, travaillés à la virgule, sur les mêmes sujets que ceux qu’il doit traiter.

Mais à l’inverse, il doit également savoir aider ses étudiants à se mouvoir dans cette immense masse d’informations, certaines validées scientifiquement et d’autres non, certaines pertinentes et d’autres pas. L’acquisition d’une « culture numérique » doit être effectuée non seulement par les enseignants, mais également par leurs étudiants qui, pour être nés une tablette à la main, n’en sont pas pour autant des experts en usage des outils pédagogiques numériques, et encore moins en gestion (et en compréhension) de l’information. Cette « culture numérique » doit donc en outre se doubler d’une « culture du numérique » (parfois également appelée « culture informationnelle »), consistant à comprendre les enjeux, risques et limites du numérique au-delà de la simple utilisation d’outils particuliers.

Des initiatives efficaces et bien documentées

Récemment, le journal L’Etudiant se faisait le relais d’initiatives pédagogiques originales destinées à l’enseignement supérieur. Si certaines nécessitent la mise en œuvre de technologies coûteuses, d’autres se fondent simplement sur des considérations de psychologie de l’apprentissage relativement simples.

Parmi elles, on trouve indifféremment des approches exploitant des pédagogies « cross canal » (développement du travail personnel avant les cours, e-learning, travail en groupe repensé…), l’enseignement par les pairs (peer instruction) ou encore la pédagogie inversée. Ces dernières sont très compatibles avec une autre approche américaine dite « just in time teaching ». Brahim Lamine, enseignant-chercheur en astrophysique à l’université de Toulouse 3 et cité par L’Etudiant, explique :

« Dans mon cours de physique de L1, je demande aux étudiants de travailler à l’avance le cours, puis de participer à un QCM en ligne et de répondre également à des questions ouvertes. En fonction des réponses, j’établis les points que nous allons aborder en classe. »

Plus récemment, un autre enseignant de l’université de Toulouse faisait le buzz avec l’utilisation originale de boîtiers de vote électronique en cours de mécanique, non pas à des fins d’évaluation comme on pourrait s’y attendre, mais d’enseignement par les pairs. Dans cette approche, le professeur s’arrête de temps en temps pour vérifier le degré de compréhension atteint par ses étudiants : à l’aide d’une ou deux questions à choix multiple, il évalue en un clin d’œil la compréhension globale et l’affiche à l’écran.

S’il la juge insuffisante, il ne réexplique pas lui-même (à quoi bon puisqu’il vient de le faire ?), mais demande aux étudiants d’en discuter entre eux en petits groupes pendant 1 à 2 minutes. Puis il procède à un nouveau vote (dont le résultat est toujours meilleur que le premier) et éventuellement, à ce stade seulement, resynthétise les explications données. Par une étude statistique menée sur un panel de 1 000 étudiants à l’université Paul Sabatier, il a été possible de montrer que cette méthode permettait d’accroître de près de 20 % les résultats aux examens des étudiants qui en bénéficiaient.

L’enseignant pourrait-il se passer de l’assistance de ces petites machines ? Bien évidemment… oui ! Mais parce qu’elles rendent les étudiants plus impliqués, plus actifs, la pédagogie originale qu’il construit grâce à elles est indubitablement plus performante.
Des incitations à développer la pédagogie universitaire

Si l’on s’en donne les moyens, il est tout à fait possible de documenter les pratiques, d’en analyser les effets et de les reproduire ensuite pour les généraliser. On parle alors d’éducation quantitative « basée sur les preuves », dont l’exemple de l’usage des boîtiers de vote présenté ci-dessus est particulièrement emblématique. Cette éducation basée sur les preuves peut alors être évaluée à l’aune de 3 critères : le coût (au sens large), l’efficacité observée et le degré de validation scientifique.

Alors qu’attendons-nous pour partager ces expériences, surtout lorsqu’elles sont documentées, et à en faire bénéficier les professeurs de nos universités ? En France, le récent rapport Bertrand (septembre 2014) entendait proposer des pistes pour favoriser de nouvelles formes d’apprentissage et de nouvelles approches dans l’enseignement universitaire. Pour ce faire, il partait du constat que « notre système d’enseignement supérieur utilise encore trop souvent des modèles peu adaptés, non seulement aux nouveaux enjeux de formation, mais aussi à la nature de la population étudiante ».

Ce rapport faisait d’ailleurs suite à une autre initiative du ministère de l’Enseignement supérieur : en 2012, le « Livre blanc sur l’accompagnement et la formation des enseignants du supérieur aux usages pédagogiques du numérique » marquait déjà un palier dans l’infléchissement des politiques au sein des directions du numérique, en faveur de la formation continue des personnels enseignants. Voilà pour la France. Qu’en est-il des autres pays occidentaux ?
L’herbe est parfois (réellement) plus verte ailleurs

La plus longue tradition francophone de réflexion sur la pédagogie universitaire est celle du Québec et nous aurions déjà bien des enseignements à retirer de ce qui s’y pratique. De même en Suisse romande, le Centre de soutien à l’enseignement (CSE) de l’université de Lausanne (UNIL) côtoie le Centre d’appui à l’enseignement (CAPE) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) ; tous deux prodiguent des conseils pédagogiques avisés à leurs enseignants.

Lorsque ces services existent, il ne s’agit en général pas d’extensions de laboratoires de didactiques ou de sciences de l’éducation, qui disposent bien sûr souvent de compétences en matière de pédagogie universitaire, mais dont l’expertise porte plus spécifiquement sur des domaines de recherche liés à tel ou tel aspect de l’éducation. Ces centres de pédagogie universitaire sont au contraire plutôt ciblés sur les besoins réels et concrets des professeurs de leurs universités et de leurs départements scientifiques. Ils sont dès lors susceptibles de leur dispenser à la fois et entre autres, de l’assistance dans la construction des référentiels de compétences et des plans de cours, des séminaires et conférences sur les pratiques pédagogiques qui les concernent, des accompagnements individuels sur la base d’observations en situation d’enseignement, des ressources en termes d’outils et de pratiques pédagogiques, notamment numériques, etc.

Niveau des enseignants vs modernité des outils

Dans les pays anglo-saxons, de même qu’au Québec, de nombreuses universités se sont dotées de services de pédagogie universitaire et la réflexion sur la formation des enseignants est régulièrement mise en débat public, comme en témoigne le récent dossier sur le sujet de The Economist (juin 2016).

Insistant sur l’importance d’élever le niveau moyen des enseignants et non pas seulement d’imaginer des outils et pédagogies innovantes qui ne seront utilisés que par les enseignants les plus motivés, il vilipende la conception innéiste de l’enseignement selon laquelle on serait « par nature » un bon ou un mauvais enseignant :

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« Efforts to ensure that every teacher can teach are hobbled by the tenacious myth that good teachers are born, not made. »

Comment faire un bon professeur. The Economist, juin 2016

Cette conception est en effet doublement perverse. Renforcée par des figures d’enseignants géniaux tels que Robin Williams dans Le cercle des poètes disparus ou Michelle Pfeiffer dans Dangerous Minds, elle tend en effet non seulement à faire oublier l’importance de se former aux enseignants qui obtiennent de bons résultats, mais également à transformer le désir de formation des autres en aveu d’incompétence.

Quelle est la conception dominante au sein des universités françaises ? Les professeurs sont-ils prêts à admettre qu’il est possible d’apprendre à mieux enseigner sans que cela ne diminue leur mérite académique, validé par ailleurs selon des critères totalement différents ? Pour s’en assurer, les universités et écoles d’ingénieurs françaises seraient bien avisées de suivre les pistes fournies par leurs homologues étrangères, à commencer par celles des pays francophones.

Une approche collective

Bien entendu, parce qu’elles touchent à la question sensible de l’autonomie et de la légitimité des professeurs, aucune de ces pistes ne peut être implémentée sans qu’un environnement adéquat ne soit mis en place préalablement, de manière à préparer le corps professoral à de telles perspectives, voire à l’impliquer dans le choix des dispositifs à mettre en œuvre. Ceci ne peut par ailleurs être réalisé qu’en lien avec les services qui se considèrent déjà investis de missions touchant à la pédagogie universitaire ou qui sont impactés par de tels projets, tels les services informatiques ou les départements des sciences de l’éducation.

Le développement de la pédagogie universitaire est une affaire institutionnelle autant qu’individuelle.

 Sources : http://theconversation.com sous  licence Creative Commons Attribution/Pas de Modification

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